
Le 15 octobre 2025, le Collège de France a accueilli la 12ᵉ édition des Conversations A/Venir, organisée par l’Institut Louis Bachelier et la Fondation BNP Paribas.
Un débat aussi nécessaire qu’inquiétant : « Sommes-nous en train de détruire la réalité ? »
Chercheurs, philosophes et communicants se sont retrouvés pour explorer un constat de plus en plus partagé : la réalité vacille, bousculée par la désinformation, les réseaux sociaux et les intelligences artificielles.
En ouverture, André Lévy-Lang, président fondateur de l’Institut Louis Bachelier, a rappelé la mission première de l’Institut :
« Notre métier, c’est la vérité. La vérité scientifique. »
Il a rendu un hommage émouvant à Jean-Michel Beacco, disparu en septembre, saluant « un homme d’idées et de liens », qui avait su fédérer chercheurs, institutions et entreprises autour d’une ambition commune : mettre la recherche au service de la société.
Puis Isabelle Giordano, déléguée générale de la Fondation BNP Paribas, a pris la parole pour rappeler la vocation du cycle :
« Ces Conversations A/Venir nous permettent, année après année, de faire émerger de la pensée, de la réflexion et, je l’espère, de l’esprit critique. »
Invité principal de cette édition, le sociologue Gérald Bronner, professeur à la Sorbonne et membre de l’Académie des technologies, a captivé le public dès les premières minutes.
Face à la question « Sommes-nous en train de détruire la réalité ? », il a reconnu une inquiétude « partagée par beaucoup d’entre nous ».
S’appuyant sur un rapport du Forum économique mondial, il a rappelé que la désinformation est désormais considérée comme le principal risque mondial à court terme, devant même les événements climatiques extrêmes.
« Aucun problème de l’humanité ne peut trouver une solution si nous n’avons pas un accord sur les faits et sur le réel. »
Et d’ajouter, avec une formule qui a marqué la salle :
« Le risque, c’est de continuer à vivre dans la même société… mais plus tout à fait dans le même monde. »
Bronner a ensuite décrit ce qu’il appelle le marché cognitif, bouleversé par la révolution numérique :
« Jamais dans l’histoire de l’humanité, il n’y a eu une telle disponibilité de l’information. »
Mais cette abondance s’accompagne d’une dérégulation massive :
« Tout le monde peut donner son avis. C’est une drôle de démocratie, parce que certains votent beaucoup plus souvent que les autres. »
Selon ses travaux, 1 % des comptes sur les réseaux sociaux produisent 33 % des contenus visibles, souvent les plus polarisés.
« Ces super-diffuseurs sont en général porteurs de radicalité. Plus on est extrême, plus on parle, plus on se voit. »
Résultat : des arguments extrêmes dominent le débat public, parfois sous la forme de ce qu’il nomme des “millefeuilles argumentatifs” — une accumulation d’arguments qui donnent l’illusion de solidité à des théories fragiles.
« Si vous débattez avec un complotiste, vous ne l’emporterez pas. Vous aurez moins d’arguments, car lui est motivé — ce que vous, vous n’êtes pas. »
Autre constat frappant : les intelligences artificielles redéfinissent notre rapport à la vérité.
« Les frontières entre la réalité et la production artificielle d’images ou de vidéos deviennent de plus en plus poreuses. »
Bronner évoque l’“astroturfing”, ces campagnes de manipulation d’opinion menées par de faux comptes :
« Derrière ces comptes, il y a désormais de moins en moins d’acteurs humains… et de plus en plus d’intelligences artificielles. »
Selon lui, ces manipulations participent à polariser les sociétés démocratiques, en “mettant de l’huile sur le feu” et en fragmentant la perception du réel.
La conférence s’est prolongée par une table ronde animée par Guillaume Ledit (L’ADN), réunissant Monique Canto-Sperber, Élise Hermant et Axel Dauchez.
Monique Canto-Sperber, philosophe et directrice de recherche émérite au CNRS, a rappelé que le rapport au réel est désormais médiatisé par les technologies elles-mêmes :
« Nous ne regardons plus le réel, nous le reconstruisons. Les outils numériques ont changé notre manière de voir, d’interpréter et de croire. »
Élise Hermant, directrice de la communication de BNP Paribas, a apporté une perspective de praticienne :
« Les grands modèles de langage valorisent encore les sources officielles. À nous, collectivement, de faire en sorte que la vérité reste visible. »
Quant à Axel Dauchez, président de Make.org, il a proposé une lecture démocratique du phénomène :
« La disparition du socle commun remet en cause notre capacité à faire société. Mais le collectif peut renaître par l’action commune. »
En clôture, Gérald Bronner a rappelé que la démocratie repose sur un socle cognitif partagé :
« Si nous n’avons pas d’accord sur ce qu’est le réel, sur ce que sont les faits, nous ne pouvons pas convoquer l’intelligence collective dont nous avons besoin pour affronter les défis à venir. »
Entre philosophie, science et citoyenneté, cette 12ᵉ édition des Conversations A/Venir a rappelé l’urgence d’un effort commun : défendre la vérité comme condition de notre vivre-ensemble.








